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DÉCRYPTAGE – L’Arménie et la question coloniale

Les soldats des forces de maintien de la paix russes demeurent spectateurs face au blocage du corridor de Latchine par des militants azerbaïdjanais se présentant comme des écologistes.

Le Research Center on Security Policy (Centre de recherche sur les politiques de sécurité) que dirige Areg Kochinian et Boon TV diffusent une émission hebdomadaire intéressante, Dilemma (Dilemme) consacrée aux questions ayant rapports à l’Etat et à la société.  Le 74e numéro (décembre 2024) de ce podcast porte sur la question coloniale. Plus précisément, peut-on considérer l’Arménie comme une colonie, –colonie de la Russie– avant qu’elle n’accède à l’indépendance formelle en 1991 ? La question subsidiaire est de savoir ce que l’Arménie, son gouvernement, ses forces politiques, ses élites en pensent et aussi, font pour échapper aux carcans qu’un pouvoir de nature colonialiste a imposé sur les espaces conquis au cours des siècles. 

Les deux invités de l’émission, Edgar Vardanian et Maria Babayan, tous deux analystes de la vie politique arménienne, sont intervenus pour développer des thèses qui méritent d’être évoquées et auxquelles les historiens, les chercheurs et les médias devraient apporter leurs contributions.

>>> La paresse intellectuelle de l’élite arménienne

Avant la révolution de velours en Arménie, en 2018, l’élite du pays, à travers les formations politiques ou organisations diverses, a catégoriquement récusé le caractère colonial des rapports entre le centre (la métropole), en l’occurrence Moscou, et l’Arménie. Le comble de l’absurdité consistait à prétendre que l’Arménie n’a « jamais » été une colonie. Cela voudrait dire que même sous le régime tsariste, l’Arménie ou plutôt certaines régions arméniennes n’en était pas une puisqu’elle formait un gouvernorat en Transcaucasie, région sous domination russe. Elle a été partie intégrante de l’empire, disent-elles. Les partisans de ce narratif soulignent que l’Arménie faisait partie d’un Etat, celui de la Russie impériale, ce qui ne justifie pas son classement dans la catégorie de colonie stricto sensu.  La même approche s’applique au cas de l’Arménie soviétique, considérée comme la 2nde République. La République Soviétique Socialiste d’Arménie est présentée comme l’Etat successeur de la Ière République arménienne (1918-1920).

L’Arménie actuelle, devenue indépendante pour cause de l’effondrement de l’Union soviétique au début de la décennie 90, est appelée la IIIe République d’Arménie, c’est-à-dire un Etat successeur de la RSS d’Arménie. Sans doute oublie-t-on que cette Arménie soviétisée n’était en réalité qu’un Etat fédéré, inséré dans un vaste ensemble dirigé de façon centralisé et autoritaire par Moscou, et de surcroit, dans un système totalitaire. On passe sous silence le fait que cette République-là est née à la suite de l’occupation par la 11e armée rouge et installée sur les ruines de l’Arménie indépendante de 1918-20. Une occupation manu militari qui a fait suite, un siècle plus tôt, à la conquête de 1828 (traité de Turkmen-tchay), même si la population a pu bien se débarrasser de l’autocratie surannée persane.

La conséquence logique d’une telle acception est l’obstruction à toute perspective pour la construction d’un Etat indépendant moderne après l’implosion de l’URSS. Une autre conséquence de cette attitude est aussi le refus d’envisager une lutte en vue de se détacher des mécanismes de subordination, de recouvrer son indépendance et sa liberté de bâtir un Etat national avec ses attributs reconnus. 

>>> Quelques remises en cause timides

Si l’on doit reconnaitre que l’intégration forcée de l’Arménie exsangue dans le système fédéré de l’URSS a comporté certains aspects matériels positifs tels que les projets de construction d’usine ou de routes, une certaine élévation du niveau de l’enseignement ou du niveau de la santé publique, force est de reconnaitre, dans le même temps, que pendant la domination russe de 200 ans, le pays arménien a perdu d’immenses étendues de son territoire. Pendant la Grande guerre, le retrait des troupes tsaristes de l’Arménie occidentale a été suivi par l’entrée de l’armée ottomane avec les conséquences désastreuses pour la population arménienne. La trahison léninienne des traités de Moscou et de Kars (1921) par lequel Kars et Ardahan ainsi que Surmalou (région du Mont Ararat) ont été cédés à Atatürk puis, plus tard celle de Staline qui a offert aux Tatars de Bakou le Nakhitchévan et le Karabagh en témoignent. Vladimir Poutine n’a fait que réitérer ce qu’ont fait ses prédécesseurs en offrant l’Artsakh au régime d’Aliev. Comment l’élite artsakhiote a-t-elle pu ignorer ce passé lourd et croire encore à « la fraternité protectrice » du pouvoir russe ? Leur aveuglement a coûté très cher à la population arménienne, trompée et abusée par une direction politique incompétente et vaniteuse.  

Le coup de massue qu’a été l’occupation militaire azérie du réduit artsakhiote et le nettoyage ethnique avec la complicité de Moscou en septembre 2023 a amené certains à remettre en cause, quoi que timidement, l’idée de la « solidarité inébranlable » russe avec les Arméniens. Même en Artsakh, certains responsables politiques conscients ont voulu secouer la léthargie dans laquelle la direction corrompue du pays et d’importants segments de la société se trouvaient, par des actions désespérées de blocage de l’entrée de la base du contingent russe à Ivanyan (Khojalou). Ces actions isolées n’ont pas eu d’écho au sein de la majorité des Artsakhiotes anesthésiés par la propagande russe.

*  *  *

Areg Kochinian rappelle que dans l’enseignement de l’Histoire, on mentionne le terme « destruction », pour décrire la chute du royaume bagradite causée par l’Empire byzantin, qui partageait pourtant la même croyance religieuse avec l’Arménie. En revanche, l’invasion bolchévique de l’Arménie indépendante, même si le gouvernement issu de la FRA-Dashnaktsoutiun accepta de céder le pouvoir aux communistes, n’est considérée que la mise en place d’une nouvelle république initiée par le « protecteur russe ». Les principales rues d’Erevan portent encore des noms de « dirigeants » communistes qui ont été les courroies de transmission des ordres de Moscou, Amirian, Kassian, etc. Tel n’a pas été le cas pour ce qui concerne l’élite géorgienne ou l’élite des pays baltes qui considèrent sans ambages que la Russie puis l’URSS ont colonisé leurs pays. 

Le caractère quasi permanent des discours appauvrissants intellectuellement a formaté l’opinion arménienne en inculquant des clichées et des modes de pensée conformes à l’idéologie dominante, au profit du régime communiste en place. La IIIe République d’Arménie n’a pas procédé à une refonte de l’enseignement de l’Histoire. La dépendance a persisté jusqu’au choc de la guerre des 44 jours de 2020, où une frange importante de la société a pris conscience de la réalité de ce qu’est la logique et la méthode de gouvernement de Moscou. Certaines ONG et forces politiques extraparlementaires favorables aux valeurs démocratiques, dans leurs activités publiques, mènent un travail pédagogique appréciable. Elles critiquent la politique de nature colonialiste de la Russie et rappellent que la place de l’Arménie, de par sa culture et sa tradition est dans la civilisation occidentale. De surcroit, elles soulignent la nécessité d’une révision des livres d’Histoire encore imprégnés des visions datant de l’époque soviétique.   

Armand M.