Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

DÉCRYPTAGE – La France s’engage de plus en plus au Sud-Caucase

Par Marc DAVO

Pratiquement absente du théâtre des opérations militaires du Caucase pendant la Grande guerre et par la suite, encline à traiter directement avec Moscou durant l’ère soviétique, la France a revu sa politique héritée de la période gaullienne, après l’implosion de l’URSS au début des années 1990.  L’accession à l’indépendance formelle des Etats fédérés de l’Union soviétique à cette date a conduit les principaux pays d’Europe occidentale à s’intéresser au Sud-Caucase, isthme stratégique important, pour atteindre l’immense Asie centrale avec ses diverses richesses, à la frontière d’une Chine en pleine résurgence. La Turquie, pour sa part, a commencé, elle aussi, à élaborer à cette époque son idéologie néo-ottomane du Bosphore à la Muraille de Chine, englobant les pays de langue turcique. La Russie, elle, semblait régler ses problèmes internes (Tchétchénie, oligarques récalcitrants, …).  

Ainsi, une répartition a-t-elle semblé s’effectuer concernant l’espace sud-caucasien, selon “l’héritage” de la Première guerre mondiale, d’où la Russie tsariste, empêtrée dans une révolution, s’était retirée. Dans ces conditions, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie échurent comme zone d’influence, dans l’ordre précédent, à l’Allemagne, au Royaume-uni et à la France, sans que la véracité d’un tel partage ne soit prouvée. En réalité, à la veille de la Conférence de Versailles, le Sud-Caucase relevait de l’espace d’intérêt stratégique de la Grande-Bretagne selon une ligne allant de  Constantinople – Batoum – Bakou, à la frontière nord de l’Inde britannique.  

>>> La volatilité du contexte international

La tentative russe de consolidation du régime après l’ère eltsinienne a abouti à une remise en cause de l’ordre mondial institutionnalisé à l’issue de la 2nde guerre mondiale.  Cette remise en cause débute verbalement en 2007/2008, puis concrètement en 2014 lors du conflit russo-ukrainien (Crimée,  Donbass, …), et le contexte international devient volatile, notamment depuis février 2022, suite à l’invasion de l’Ukraine par le régime poutinien.  Les échecs successifs de ce dernier pour conquérir l’Ukraine et les ripostes des pays occidentaux produisirent un affaiblissement généralisé de la Russie. De là, le resserrement des rapports entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, lui aussi mécontent de l’attitude de l’Occident et en particulier des Etats-Unis, dans l’espoir de contrecarrer la prédominance occidentale et de modifier en leur faveur l’ordre mondial établi. Outre la Syrie et la Libye, la “coopération” entre Moscou et Ankara se concrétise également au Sud-Caucase, alors que cette zone était auparavant exclusivement sous l’influence de Moscou.

L’Arménie apparaissait comme un pays totalement sous la férule de Moscou, en raison des faiblesses inhérentes du pays et aussi de la politique des gouvernements serviles pro-Kremlin des présidents Ter Petrossian et Kotcharian. Serge Sarkissian a voulu “jouer au plus malin”, avec sa politique de prise de langue avec l’UE (Union européenne), mais il est vite rentré dans le rang sous la pression de Moscou notamment en 2013 (adhésion de l’Arménie à l’Union économique eurasienne). Ces accords et traités russo-arméniens perdent leur sens car le Kremlin recherchait de nouvelles alliances parfois avec les ennemis de l’Arménie.

>>>  L’affaiblissement de la Russie dans le Sud-Caucase ?

Cet affaiblissement, commencé déjà avec l’entrée du capital occidental, notamment britannique dans le consortium d’exploitation du pétrole azéri   après le cessez le feu de 1994 au Haut-Karabakh, puis l’aide militaire d’Ankara à Bakou dans sa guerre contre le Haut-Karabakh en septembre 2020 (les militaires turcs s’installent à Ganja et à Aghdam), largement soutenue militairement par le Kremlin en dépit de ses engagements sécuritaires avec Erevan, ont sonné le glas de la domination exclusive russe au Caucase du sud. 

La mise à l’écart formelle du gouvernement corrompu de Serge Sarkissian en 2018 et l’arrivée au pouvoir de Nikol Pachinian entraînèrent des modifications au niveau de l’establishment et surtout du commandement militaire en Arménie, alors que la direction politique et militaire au Haut-Karabakh obéissait encore au système mafieux mis en place par Robert Kotcharian. Les perturbations causées par le changement de gouvernement en Arménie, d’une part et d’autre part, le réarmement à outrance de l’Azerbaïdjan par la Russie, la Turquie et Israël renversèrent l’équilibre des forces arméno-azéries. La guerre des 44 jours (septembre 2020) assena une lourde défaite aux Arméniens et enclencha une série de pression politico-militaire quasi permanente sur l’Arménie. 

L’opinion publique arménienne, traditionnellement pro-russe (syndrome d’Israël Ory) et les difficultés rencontrées par le gouvernement d’Erevan poussèrent ce dernier à adopter très timidement une politique de diversification de ses relations extérieures. Erevan tourna vers l’UE et les Etats-Unis qui mettaient à disposition des formats adéquats pour les pourparlers de paix mais, constamment torpillés par le Kremlin. La France paraissait le mieux placée au sein de l’UE pour être “la nation-cadre” du soutien occidental à l’Arménie.

>>>  La lente et prudente entrée en jeu de Paris

La France a très rapidement reconnu l’indépendance de l’Arménie en 1991 et s’est engagée, au sein du groupe de Minsk, dans le processus de négociations sur la question du Haut-Karabakh. Sur le plan bilatéral, tous les présidents de la République ont effectué au moins une fois une visite en Arménie. Alors que les relations politiques et culturelles se développaient, le niveau du commerce bilatéral avait beaucoup de peine à progresser. Le climat de corruption et de prédation que les clans liés au pouvoir politique avaient créé, n’était pas propice au développement normal des relations économiques. Par ailleurs, le régime lié à la mafia karabakhiote qui a pris le pouvoir dès 1998 a dilapidé pratiquement tous les secteurs essentiels de l’économie nationale en les offrant au capital russe (exploitation minière, transports ferroviaires, énergie, système bancaire, …). 

L’adhésion de l’Arménie à l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) au sommet de Kinshasa en octobre 2012, a consolidé les relations franco-arméniennes et a permis à la diplomatie française de disposer d’une autre carte d’entrée en Arménie (l’autre carte étant la co-présidence du groupe de Minsk). Ce resserrement des liens était bénéfique pour la diplomatie française qui n’avait pas pu faire la même percée en Géorgie en dépit de la présence de Salomé Zourabishvili au sein du gouvernement de Tbilissi, puis à la tête de l’Etat géorgien. 

Le renforcement des relations bilatérales par palier vient de connaître un saut qualitatif avec les accords dans le domaine militaire. La visite du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, le 22 février à Erevan, après plusieurs déplacements du ministre Papikian à Paris, est la consécration du rapprochement et témoigne de la convergence d’intérêts des deux pays. 

>>>  La présence française doit également servir
de paravent contre les interférences étrangères

Au lendemain de la défaite militaire de l’Arménie à l’automne 2020, qui s’est traduite par l’acceptation forcée par Erevan de la déclaration du 9 novembre et aussi par les propos dédaigneux d’Ilham Aliev au sujet des co-présidents du groupe de Minsk, l’Occident paraissait exclu du Sud-Caucase. Cependant, Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à Washington, avait écrit dans Le Point  que « l’Occident n’avait pas dit son dernier mot ».  La
« trahison russe » (propos de Charles Michel, président du Conseil européen, suite à l’occupation totale du Haut-Karabakh par l’armée azérie en septembre 2023) et la perspective d’une alliance à terme entre l’Arménie et l’Occident ont pu aplanir certaines difficultés pour la présence effective de l’Occident à travers la France dans le Sud-Caucase. La Mission civile de l’UE, qui a démontré son efficacité pour retenir les assauts azéris contre l’Arménie, a, à son tour, préparé le terrain à cette présence.

L'a Mission civile de l’EU en Arménie a préparé le terrain à la présence française

La présence occidentale (France et UE) s’est concrétisée de concert avec les Etats-Unis dont l’objectif consisterait à occuper le terrain laissé par le recul russe dans la sous-région. Le trio Etats-Unis-France-UE ne peut pas laisser les puissances telles que la Russie ou la Turquie faire main basse (le format 3+2, -Russie, Turquie, Iran/Arménie, Azerbaïdjan- qui exclut l’Occident) sur une région stratégiquement importante par où doit passer la “voie médiane” de la route de la soie ou l’axe sud-nord (Inde-Iran-mer Noire).

Cette présence occidentale n’est apparemment pas du goût de la République islamique qui craint des tentatives de déstabilisation de son régime. Dans ces tentatives Israël qui coopère étroitement avec l’Azerbaïdjan, joue un rôle  primordial. Elle rejettera fermement toute présence visible et prépondérante  américaine ou britannique. Les autorités iraniennes se rappellent des  maintes  interventions directes ou indirectes de ces deux pays au cours de l’histoire (Londres a été associé au renversement des 4 derniers souverains du pays, la CIA a organisé un coup d’Etat en 1953, …). En revanche, certains experts et hommes politiques estiment que Téhéran s’accommodera avec la présence française au Sud-Caucase en général et en Arménie en particulier. Par ailleurs, les autorités de Téhéran n’ignorent pas que l’Occident privilégie l’axe sud-nord qui doit passer par l’Iran vers le Sud-Caucase et la mer Noire, dont elles tireront des bénéfices substantiels. 

Prévoyant  un affaiblissement russe dans la sous-région, l’Iran fait des annonces sur sa disponibilité à faire entrer son armée dans le Syunik, afin de protéger la souveraineté arménienne sur cette province, dit-on. Pour l’heure, Erevan reste prudent avec raison et ne fait pas de déclarations à cet égard.

Une alliance France-Inde-Arménie avec des garanties américaines et une neutralité bienveillante iranienne serait de nature à constituer l’architecture sécuritaire de l’Arménie. Une telle configuration pourrait neutraliser voire contrer les appétits russo-turco-tatares.  En tout état de cause, Erevan sera amené à effectuer des choix claires et non pas se contenter, comme le Premier ministre sur France24, de dire par exemple que l’Arménie a “gelé” sa participation à l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective) dominée par Moscou. Dans les pays occidentaux, on peut lire les clauses dudit traité qui ne prévoit pas un tel gel. 

M. D.