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DÉCRYPTAGES – À l’origine de nos malheurs, une erreur géopolitique

Par Marc DAVO

 

Le Sud-Caucase a depuis longtemps suscité l’intérêt des trois empires russe, ottoman et perse. L’Histoire des siècles derniers témoigne de la volonté de mainmise turco-tataro-russe sur la zone de Meghri et par extension la province de Syunik. Alors pourquoi l’exacerbation, à l’heure actuelle, des attitudes sur ce point quasi invisible de la carte régionale? On peut le deviner, mais quel est l’évènement à l’origine qui a conduit à cette situation ? 

 

1- La Russie de Poutine et le Sud-Caucase

Récemment, le regain d’intérêt des puissances régionales et même internationales pour cette bande de terre de moins de 40 km de large s’est intensifié dès lors que la Russie de Poutine a fait l’objet de sanctions occidentales pour cause de menées expansionnistes dans son «étranger proche» (Ukraine) et même au-delà (Afrique occidentale), au grand dam de la Communauté internationale. Sa façade occidentale étant de ce fait fermée par les pays membres de l’OTAN, il ne lui reste que le couloir méridional, le Sud-Caucase. Le malheur frappe alors l’Arménie post-défaite 2020 (Vae victis: malheur aux vaincus), devenue le maillon faible de la sous-région. Ce couloir permettra à la Russie de continuer d’entretenir des contacts économiques et commerciaux avec le monde extérieur via la Turquie et dans une certaine mesure à travers l’Iran, croit le Kremlin. 

Dans cette configuration, la Russie privilégie la communication terrestre, car elle est le moyen le plus économique (route et chemin de fer). Ce couloir ou le portail s’ouvre vers l’extérieur par la vallée de la rivière Araxe située au sud de l’Arménie, limite méridionale du Syunik. Dès lors, on comprend les manoeuvres de Moscou pour y être présent d’une manière ou d’une autre. Mais la Turquie aussi s’y intéresse grandement pour plusieurs raisons.

 

2- La Turquie néo-ottomane

Le thème du couloir touranien est ancien. Après le recul de l’influence ottomane en Europe, aux siècles précédents, les Turcs, qui n’ont jamais oublié leur terre d’origine, l’Asie centrale, recommencent à regarder vers l’est. Même Enver pacha y tente une «excursion» qui lui coûte la vie. Les rivalités entre puissances étant récurrentes au cours de l’Histoire, d’une manière générale, l’accès à l’Asie centrale par l’ouest a été obstrué à deux reprises. La première, par la résistance de la dynastie séfévide en Perse (XVIIe/XVIIIe s.) qui dominait le Caucase du sud, suivie du règne de Nadîr Shah. Celui-ci a conclu, en 1734, le traité de Ganja avec le Tsar de toutes les Russies, dont une clause faisait obligation aux parties signataires de ne pas céder le littoral occidental de la mer Caspienne à une tierce partie et dans le contexte régional cette dernière ne pouvait être que l’empire ottoman (voir Boris Nold, partie consacrée à la conquête du Caucase…). Le second obstacle a été paradoxalement la naissance de l’Union soviétique. Même Lénine qui cède de vastes territoires arméniens (Kars, Ardahan, Surmalou -région du mont Ararat) aux kémalistes, préserve le Syunik arménien, défendu vaillamment par Njdeh, érigeant ainsi un obstacle contre le continuum turc vers l’est. Durant la période soviétique de 70 ans environ, la zone de Meghri est «oubliée».

Le renouveau du panturquisme correspond à l’implosion de l’URSS et presque simultanément, à l’émergence d’une idéologie appelée le néo-ottomanisme. La recherche de la profondeur stratégique pour la Turquie moderne est théorisée et élaborée par Ahmet Davutoglu et Turgut Özal. Des mesures et actions économiques sont entreprises par Ankara en vue du rapprochement des pays turcophones, mais l’économie turque n’a pas pu peser de façon significative pour créer un pôle turcophone cohérent. Revenu à plus de réalisme politique et économique, Ankara mise sur un rapprochement renforcé avec Bakou, dans un premier temps, quitte à aller plus à l’est à l’avenir. C’est dans ce contexte que la zone de Meghri reprend de l’importance géopolitique et géostratégique. 

 

3- L’erreur géopolitique de l’Iran impérial 

Le mal irréparable vient d’une décision à la légère du Shah d’Iran que regrettent aujourd’hui beaucoup de responsables politiques iraniens. Après la conclusion du traité de Kars entre Lénine et Atatürk (oct.1921), la Turquie est bordée à l’est par l’Arménie (la rivière Akhourian) et l’Iran, coupée ainsi des terres habitées par les Tatares au Nakhitchevan et au sein de la future RSS d’Azerbaïdjan. C’est à la suit d’une visite en 1934 en Turquie du Reza Shah d’Iran qui avait réussi à renverser la dynastie régnante Qajar à Téhéran que la configuration géopolitique de la zone enregistre une profonde modification, lourde de conséquence tant pour les Arméniens que, sans doute, pour les Iraniens dont les dirigeants actuels se mordent les doigts.

C’est à la suite de cette visite d’Atatürk que l’Iran cède l’étroite bande de terre à la Turquie

Toutes les manoeuvres tant de la part d’Ankara et de Bakou ou même de Moscou n’auraient pas pu se produire, si le souverain iranien n’avait pas cédé à Atatürk la bande de terre étroite de 3-5 à 11 km de largeur, dans la zone hautement stratégique de la rivière Karasu (rivière noire) à l’est du mont Ararat (*). Récupérant cette parcelle de terre, la Turquie accède au Nakhitchevan dont la population arménienne (40% en 1917) est progressivement chassée totalement. 

En effet, dans une revue spécialisée iranienne, l’ancien commandant des forces navales des Gardiens de la Révolution met en garde Bakou contre la tentative d’occuper le Syunik par la force. Hossein Alâ’i souligne, en substance, que l’Azerbaïdjan avec l’aide de la Turquie est à la recherche de couper l’accès de l’Iran à l’Arménie et à l’Europe (Arménie-Géorgie-mer Noire-UE). Ce faisant, Bakou mettra l’Iran dans une «impasse géopolitique»(sic). Il est évident que le gagnant de cette situation sera la Turquie, estime-t-il. Et, c’est «la légèreté du Reza shah», à l’origine, qui «assène un coup géopolitique crucial à l’Iran».

Zone de la rivière Karasu

On comprend donc, pourquoi les dirigeants de la République islamique ne ratent pas une occasion de rappeler que l’Iran n’acceptera pas la modification de sa frontière avec l’Arménie. Le président Raïssi le réitère, le 3 septembre dernier, lors de la visite de Hakan Fidan, ministre des Affaires étrangères d’Ankara, venu demander le feu vert de Téhéran pour occuper la bande de Meghri. 

*  *  *

La Turquie d’Atatürk a réussi à enlever l’obstacle territorial (zone de la rivière Karasu), pour accéder à l’est grâce à un manque de perspicacité du shah d’Iran. La Turquie d’Erdogan veut supprimer un autre obstacle territorial cette fois-ci avec la complicité du Kremlin (bande de Meghri). S’il réussit, la route sera libre vers la muraille de Chine (Pékin en est conscient, c’est la raison pour laquelle elle privilégie la «route médiane» vers l’ouest qui passera par l’Azerbaïdjan et la Géorgie puis la mer Noire). L’Iran n’aura plus la possibilité de trouver une voie alternative d’accès à l’Europe par l’Arménie via la Géorgie. Il sera piégé ainsi dans la dépendance à l’égard de la zone d’influence turque dans sa partie septentrionale. 

Et, l’Arménie qui perdra son importance géostratégique pour l’Occident, notamment les Etats-Unis, n’aura d’autre choix que de vivoter avec le statut d’un Tatarstan-bis tel que proposé par Ruben Vardanian ou au mieux, dans le cadre de l’Etat-d’Union à l’instar de la Biélorussie comme le suggère Robert Kotcharian. Adieu l’inspiration à l’indépendance, rêve séculier d’un peuple martyr.

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(*) L’historien russe Ivanov confirme la véracité de cette cession in Histoire moderne de l’Iran, ouvrage en persan publié en URSS.