La rencontre de Bruxelles (5 avril 2024)

Par Marc DAVO

À peine l’avion du Premier ministre Pachinian a atterri à Erevan que les autorités de Bakou, après avoir transféré auparavant armes et troupes vers la frontière avec l’Arménie, ont donné l’ordre de tirer en direction des positions arméniennes. Le communiqué du ministère de la Défense d’Arménie ne fait pas état de morts ou de blessés côtés arménien. C’est, semble-t-il, le grognement de protestation d’Ilham Aliev à Nikol Pachinian pour sa participation à la rencontre de Bruxelles, le 5 avril. 

Avant cette rencontre, une certaine « agitation » était perceptible sur la scène politico-médiatique en Arménie. Tout le monde soulignait le « caractère sans précédent » d’une telle participation de haut niveau des représentants d’exécutif, le secrétaire d’Etat Blinken et la présidente de la Commission de l’UE (Union européenne), Ursula von der Leyen, à Bruxelles avec le chef du gouvernement d’Erevan. Certains ont fantasmé alors que d’autres se sont déchainés contre ; leurs réactions à tous étant fondées sur des suppositions ou sur des clichés. Les organes de propagande à l’étranger ont nourri par leurs manipulations et désinformations la tension apparue dans le microcosme politico-médiatique. 

 

>>> La propagande tataro-moscovite a stigmatisé la rencontre avant même sa tenue

Dès la confirmation de ladite rencontre, un tollé hystérique s’est déclenché à Moscou. Sentant que le Sud-Caucase est, depuis un certain temps, le point de mire de l’Occident, le Kremlin a commencé à exercer des pressions sur le maillon faible de l’ensemble sous-régional qu’est l’Arménie. En effet, c’est en Arménie que la Russie dispose d’importants moyens de pression économique et politique, outre que la machine infernale russe est secondée dans son œuvre maléfique par l’apport d’une « 5e colonne » à l’affût, pour sortir dans les rues d’Erevan continuant de jeter l’opprobre sur un Occident qui « agit contre l’allié russe ».

Le Kremlin voit parfaitement que les États-Unis et l’UE ont repris l’offensive en coordonnant leurs efforts en direction du Sud-Caucase. Cette offensive est d’autant plus ressentie par Moscou comme étant menaçante à l’égard de son influence dans la sous-région qu’elle se manifeste sous forme d’aide au renforcement des capacités multiformes de l’Arménie. Ce soutien publiquement promis à la résilience de l’Arménie, afin qu’un certain équilibre de forces s’établisse entre elle et son voisin belliqueux, n’est donc pas du goût des dirigeants russes qui utilisent ce dernier pour entretenir les tensions locales.

Inquiet des conséquences d’un prévisible rééquilibre des forces et dans les faits de la mise en sourdine du format, cher au tandem Poutine-Erdogan, de 3+2 (Russie-Turquie-Iran/Arménie-Azerbaïdjan) excluant l’Occident, Ilham Aliev a exprimé son mécontentement auquel a rejoint Ankara. 

Pour des raisons compréhensibles, longues à développer ici, l’Iran ne s’est pas associé au concert de critiques.

 

>>> La mauvaise foi des opposants locaux

Si certains milieux favorables à une orientation de la politique générale de l’Arménie vers l’Occident se montrent raisonnablement enthousiastes, en revanche les organisations et médias entretenus par le soin du Kremlin  tournent en dérision « les acquis maigrichons » de la rencontre de Bruxelles. À titre d’illustration, le journal « Hraparak » du 6 avril titre fièrement que le parti au pouvoir, « Contrat civil est sous le choc ». « Ses militants s’attendaient à des milliards d’euros”, mais von der Leyen a annoncé seulement 270 M€ et Blinken 65 M$, car les USA et l’UE n’ont pas apprécié l’attitude du parti au pouvoir, qui n’a pas été comme il fallait. 

Nairi Hokhikian, un adversaire acharné du Premier ministre, a présenté la tentative de s’approcher des Occidentaux comme le signe de la dégradation des relations avec la Russie et a critiqué « la politique pro-occidentale du gouvernement qui est orientée contre la Russie ».

La question du soutien en termes financiers est utilisée par les milieux pro-russes comme un indicateur de la défiance de l’Occident à l’égard d’Erevan. Le soutien financier annoncé est jugé. Plaçant la question du montant au niveau d’un indicatif déterminant la confiance ou la défiance équivaudrait  à dire qu’il s’agit (somme d’argent limitée) en fait d’une sanction infligée à Nikol Pachinian, pour certains à cause de ses hésitations et de ses revirements fréquents. Or, si l’on considère que l’Occident a proposé à Nikol Pachinian un ensemble de mesures dont la mise en œuvre par son gouvernement impliquerait le soutien de l’Occident, on ne peut sanctionner qu’à l’issue d’une certaine période d’implication, autrement dit avant de voir si la feuille de route est réalisée ou non.

 

>>> Ce qu’on peut dire au sujet de « la partie visible de l’iceberg »

La lecture attentive du texte de la déclaration publique à l’issue de la rencontre du 5 avril, permet de dire qu’une liste de mesures de portée stratégique économique et politique établie et tenant lieu d’une feuille de route a été proposée à Nikol Pachinian. Aide aux réformes pour renforcer la résilience, aide financière destinée à la diversification économique et commerciale, coopération économique notamment en vue du développement des infrastructures et en matière d’énergie constituent les axes principaux de l’action du gouvernement. La dépendance économique, militaire et politique dans laquelle les précédents chefs d’État ont enfoncé l’Arménie dans leur collaboration soumise avec la Russie, mais aussi par la politique économique inconsidérée de Vahan Keropyan, ex-ministre de l’Economie de Nikol Pachinian, est telle que les mesures de diversification doivent être appliquées certes résolument mais avec prudence. 

Interrogée  par « Azatutyun TV », le 7 avril, Marie Dumoulin, diplomate française, directrice du programme « Europe élargie » du Conseil européen pour les relations internationales, a affirmé que les pays occidentaux connaissaient trop le degré de dépendance du pays vis-à-vis de la Russie et des organisations affiliées (CEI, UEE, OTSC) dans lesquelles l’Arménie est enlacée, pour lui réclamer une rupture brutale avec ces dernières. Cependant, une orientation pro-Occident sans ambages est requise.

 

>>> Ce qu’on peut supposer au sujet de « la partie cachée de l’iceberg »

En tout état de cause, on ne connaît pas tous les détails et sujets traités lors des entretiens. À notre sens, d’importantes parties sont restées confidentielles. Cependant, en se référant au document publié en mai 2022 par l’administration américaine au sujet de la coopération stratégique avec l’Arménie, on peut supposer qu’Antony Blinken a négocié sur cette base avec Nikol Pachinian, au sujet des modalités de concrétisation de cette coopération. Quant à Mme von der Leyen, dans la droite ligne de la résolution du Parlement européen qui recommande à la Commission d’adopter des mesures appropriées, afin de faciliter à l’Arménie l’obtention du statut de candidat, comme la Géorgie ou la Moldavie, à la candidature à devenir membre de l’UE. 

En tout cas, le gouvernement d’Erevan est tenu de les mettre en œuvre non pas illico, mais de façon étalée sur une période donnée, sans toutefois perdre de temps dans les tergiversations auxquelles il a habitué la communauté internationale par sa manière de faire. Il sera donc inutile de virevolter dans les prises de position comme l’a fait jusqu’à présent le Premier ministre Pachinian. Mais celui-ci a-t-il donné son accord de principe à ces propositions ?  

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L’Arménie fait partie d’un ensemble sous régional qui est pris en considération dans sa dimension géopolitique. Elle n’est pas le seul objet de la future configuration envisagée par les États-Unis et l’Europe. Les États-Unis et l’UE, en se proposant d’aider l’Arménie, ne font pas une œuvre de bienfaisance. Une situation de déséquilibre (une Arménie faible et un Azerbaïdjan fort, par exemple) au Sud-Caucase est forcément génératrice de conflits à venir que la Russie n’hésitera pas à exploiter. Le déséquilibre est donc source d’instabilité, ce que l’Occident veut à tout prix éviter. 

C’est dans ce contexte-là qu’on peut dire que le montant d’engagements annoncé reflète un avant-goût de l’aide occidentale appelée à augmenter, si le gouvernement d’Erevan accepte les conditions proposées par Washington et Bruxelles et bien entendu les applique. En se rendant à Bruxelles, le Premier ministre pouvait saisir la fenêtre d’opportunité qui s’est ouverte. Nikol Pachinian joue non seulement son crédit politique qui ne semble pas jusqu’à présent inspirer confiance aux partenaires extérieurs, mais l’existence même de son leadership sur le plan interne et au sein de sa formation politique. 

La poursuite des tergiversations du Premier ministre risque de le fragiliser encore plus.  Sa côte de popularité est déjà basse en raison des difficultés socio-économiques et de son inaction dans le nettoyage ethnique opéré au Haut-Karabakh par Bakou avec l’aval de Moscou, même s’il a évité de se laisser entraîner dans une guerre qui lui aurait été fatale. En outre, sa défaillance dans la réalisation des objectifs fixés par les Occidentaux le privera du soutien des organisations et des partis pro-Occident dont les plus importants en termes de poids politique ont signé à la fin de l’année 2023, à l’hôtel Dvin à Erevan, à l’initiative du parti « La République » d’Aram Sarkissian, un document qui conditionne leur soutien à Nikol Pachinian à la poursuite de l’approfondissement de l’orientation pro-occidentale du gouvernement. Andreas Ghukassian, observateur de la politique arménienne, estime que la rencontre de Bruxelles a été l’annonciatrice des défis plutôt que des solutions pour Nikol Pachinian.

Éditorial