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LIVRES – Atmosphères

Hermann Schmitz

Atmosphères

Traduit de l’allemand par J.-L. Georget et P. Grosos

Paris, Vrin, 2023, 

155 p., 18,00€

Le philosophe allemand Hermann Schmitz (1928-2021), s’inscrit dans le courant de la phénoménologie à laquelle il a apporté une réflexion qu’il veut innovante, dès lors qu’il ambitionne de créer une « nouvelle phénoménologie ». Il centre sa pensée sur « l’expérience involontaire de la vie » dont témoigne son livre, Atmosphären, publié en 2014 et traduit aujourd’hui en français sous le titre Atmosphères. Le lecteur est confronté à de très nombreuses répétitions car l’ouvrage résulte de la réunion de textes de conférences et d’articles, dont deux avaient déjà paru en français.

L’atmosphère est ce qui nous enveloppe, nous entoure. Empédocle (philosophe et médecin grec du Ve s. av. J.-C.), disciple de Pythagore, déjà s’y intéressait en tant qu’enveloppe du monde (« Sphairos ») rempli d’atomes qui s’unissent et se séparent sous l’effet de deux forces, l’amitié et la haine. Schmitz convoque rapidement l’œuvre du philosophe d’Agrigente qu’il qualifie de « compréhension archaïque du sentiment ». Pour Schmitz, l’atmosphère se rattache à la chair sensible, entendue comme « chair du monde », ce qui ne manque pas de rappeler au lecteur la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty qui n’est cependant jamais citée dans le livre. Schmitz ne mentionne pas davantage le psychiatre Ludwig Binswanger (1881-1966), le maître de la « Daseinanalyse » qui a recouru à la notion d’atmosphère pour expliquer le cas d’une patiente. Encore plus étonnant, le livre ne comporte aucune référence au théoricien de l’atmosphère par excellence, Hubertus von Tellenbach (1914-1994), auteur de Geschmack und Atmosphäre (1968) (Goût et atmosphère, traduit en français par Jean Amsler, Presses universitaires de France, 1974).

La chair du monde se distingue du corps visible, elle est animée par l’impulsion vitale qui produit un mouvement alternant entre dilatation (comme dans la joie) et contraction (comme dans l’oppression). La « chair » se définit comme ce que nous ressentons dans la « zone » de notre corps, ce qui diffère des limites de celui-ci aussi bien que de la perception par les cinq sens : « appartiennent tout d’abord à la chair, des émotions charnelles comme l’effroi, l’angoisse, la douleur, la faim, la soif, la volupté, la fraîcheur et la fatigue, puis ensuite le fait d’être toujours ému charnellement par les sentiments, l’activité motrice sensible et les directions charnelles qui mènent irrémédiablement de l’étroitesse à l’étendue, comme le regard, l’expiration, la déglutition ».

On trouvera donc chez Schmitz une réflexion sur le contour, la forme, que l’atmosphère dépasse, rend flous, en absorbant l’individu. Ainsi que l’écrivent les traducteurs dans l’avant-propos, les atmosphères troublent la volonté rationnelle « en ne cessant d’en contester la prééminence ». Schmitz nous invite à penser autrement l’espace pour penser autrement l’individu, il se donne pour « tâche de faire comprendre aux hommes leur vie réelle » en portant l’attention à la chair (différente du corps) qui est « à l’origine de l’implication affective », laquelle affectivité est « violée » par les normes du totalitarisme qui la manipule. La question de l’atmosphère s’entrelace ainsi, nécessairement, à celle de la liberté et à une réflexion sur les phénomènes de foule.

Pour comprendre l’atmosphère il importe de penser à un espace sans surface, affirme l’auteur : « une atmosphère est une occupation totale ou partielle, mais en tout cas complète, d’un espace sans surface dans le domaine de ce qui est vécu comme présent ». Ou encore : « les deux espaces sans surface les plus importants sont l’espace de la chair et l’espace des sentiments comme atmosphères ». Parmi les exemples d’espace sans surface, le philosophe cite l’eau, le son, la météo ressentie. Penser l’espace sans surface nécessite l’oubli de la tridimensionnalité à laquelle la philosophie grecque nous aurait habitués, notamment avec Platon, Démocrite et Aristote. La division intérieur (âme)/ extérieur résulterait de la géométrie grecque, tridimensionnelle, se consacrant aux « surfaces » nécessaires à l’introduction de « lieux ». Contre cette privatisation dont il observe les répercussions dans le christianisme, Schmitz affirme que « les sentiments sont des atmosphères qui se répandent dans l’espace et des pouvoirs qui émeuvent charnellement ». Sa thèse se résume dans le paragraphe suivant : « Les sentiments qui ont été interprétés à tort comme des états d’esprit privés depuis la fin du Ve siècle avant J.-C. en Grèce, avec un effet prégnant sur toute la culture européenne qui a suivi, sont des atmosphères qui, soit sont simplement perçues – parfois par des sentiments prémonitoires-, soit deviennent les sentiments de la personne affectée ; sentiments qui se saisissent d’elle de manière charnellement sensible et la mettent au défi d’une confrontation personnelle dans l’abandon ou la résistance dès qu’elle en est capable » (p.81).

Schmitz repère l’atmosphérique dans le rapport à la musique, au paysage ou à l’habitation, aux intérieurs comme aux villes et il en dégage le rôle fondamental de la synesthésie. Les « formes musicales sont des réseaux de suggestions de mouvements dans le médium des sons », profonds et sombres, clairs et aigus. L’atmosphère semble inséparable, selon lui, des caractères synesthésiques qui existent non seulement dans les sons de la musique, mais aussi dans les voyelles d’une langue, les couleurs, criardes ou douces et qui peuvent aussi nous éclairer quant au  « style » d’un compositeur, d’un poète ou d’un peintre. En ce qui concerne la ville, ce seront le doux, le rugueux et l’éclatant, les formes pointues ou courbes, les odeurs, les bruits qui engendrent l’atmosphère : « le caractère synesthésique traverse ces éléments et se fond avec les suggestions de mouvement, tout aussi omniprésentes ». C’est aussi dans le cadre de la ville que Schmitz propose une « phénoménologie de la laideur » : « le repli sur l’étroitesse de la chair, une fissure dans l’impulsion vitale suivie du relâchement de la contraction, tel est, selon mon analyse, l’effet typique du laid », écrit-il. 

L’atmosphère d’une ville, son ambiance, restent mystérieuses (on se souvient de l’œuvre de Marcel Duchamp « l’air de Paris », mis en ampoule). Schmitz veut quant à lui aborder le mystère de l’ambiance à travers l’inadéquation de nos concepts qui depuis Démocrite, Platon et Aristote, ont mis en place une « objectivation psychologiste-réductionniste-introjectionniste » ; celle-ci a divisé le monde en enfermant l’expérience et a exclu l’ensemble de l’atmosphère ou de l’ambiance d’une ville. Schmitz congédie ainsi rapidement Platon dont la notion de « khôra », très problématique, est pourtant capitale pour penser l’espace et l’atmosphère. La khôra est un lieu d’engendrement que Platon décrit comme très difficile à définir et dans lequel intervient quelque chose comme le fantomatique. Quant à Aristote, il reste celui qui aura soulevé la question du « lieu » dont le questionnement n’a rien perdu en actualité.

Sous l’objectivation, Schmitz débusque l’atmosphère qui nous enveloppe en échappant au contrôle de la mesure, car la chaleur ressentie ne sera jamais celle qu’indique le thermomètre et la musique tient plus de la durée que du temps mesuré par l’horloge.  Une relation indivisible s’établit avec ce qui entoure, créant l’abandon de la différenciation de ce qui est objectivé. Cette expérience de la chair (vue de manière optimiste) survient dans la tranquillité ou la béatitude, parfois même dans le « flow » que le motard ressent sur sa moto et assurément dans la joie sur laquelle l’ouvrage se conclut. 

Chakè Matossian