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LIVRES – Contre-Nature

Lorraine Daston

Contre-Nature

Éditions Markus Haller, 

116 p., 15,00€

Lorraine Daston, historienne des sciences et co-directrice à l’Institut Max-Planck d’histoire des sciences à Berlin, propose une « anthropologie philosophique » en partant d’une réflexion sur la raison humaine en tant qu’elle serait influencée par l’espèce. Pourquoi valorisons-nous « l’ordre naturel » pour instaurer un ordre moral ? Nous voulons combler l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être (la normativité). La nature comme critère sert ainsi à justifier des choix de société parfois contradictoires, à cautionner l’exclusion de groupes sociaux et même des crimes de masse. La réflexion de Daston permet de cerner davantage les sources de la culpabilisation écologique, d’une idée selon laquelle la nature se « vengerait », et d’interroger la volonté de voir un « ordre » et une harmonie dans la nature.

Daston se penche sur trois ordres qui « ont exercé une influence particulière, durable et forte sur les réflexions savantes comme sur les intuitions du peuple : les natures spécifiques, les natures locales et les lois naturelles universelles ». Ces trois ordres ont servi à définir ce qui serait « contre-nature » et dès lors condamnable socialement.

La nature spécifique, dont la science est la taxonomie, recouvre la forme caractéristique des choses, leurs propriétés, leurs tendances. Il s’agit de ce qui est inné dans l’espèce (même si on peut contrarier le caractère inné par des processus culturels) et qui se reproduit. La reproduction à l’identique invite à créer des catégories à partir desquelles se rejette ce qui apparaît comme « contre-nature », déviant, fruit du hasard et donc monstrueux (Aristote). La stabilité des natures spécifiques est requise pour nous rassurer, sans quoi il nous faudrait imaginer un monde « où tout se transformerait sans cesse en quelque chose d’autre », une impermanence comme le pensait Héraclite. 

Les natures locales sont soumises au lieu dont les particularités climatiques et zoologiques, géologiques et botaniques confèrent au lieu son aspect particulier. Elles fondent l’écologie. Hippocrate en a tenu compte dans sa médecine, tout comme Montesquieu dans sa théorie des lois en relation avec le climat ou von Humbold relevant des  « physionomies » paysagères.  Au reste, Hérodote dans ses observations sur l’Égypte, citées par l’auteure, n’avait pas manqué d’établir un lien entre le sens du cours du Nil et le renversement des rôles hommes (dedans)/femmes (dehors). En somme, les coutumes s’expliqueraient par la nature qui elle-même se transforme, s’adapte, sous l’effet de la coutume. 

Les lois naturelles universelles « définissent un ordre uniforme et inviolable, valable partout et immuable, caractérisé par une régularité à toute épreuve », leur modèle se trouve dans « la mécanique céleste » et englobe aussi bien la gravitation de Newton que les questions théologiques autour de la prédestination ou encore la déclaration des Droits de l’Homme. Avec Descartes et Boyle, apparaît un ordre de la nature faisant de Dieu un grand Horloger, ordre que Boyle illustrera en faisant appel à la magnifique horloge de la cathédrale de Strasbourg créée sous la direction du mathématicien Conrad Dasypodius au XVIe siècle. Quant aux écarts qui pourraient surgir et faire gripper un temps la mécanique, Boyle et d’autres les attribuent à la volonté soit divine (miracles), soit humaine (liberté). Ces écarts surgissent aussi en tant que « monstres », éveillant des passions « cognitives » comme la terreur ou l’émerveillement que vient contrebalancer la connaissance : la connaissance explique un miracle et nous rend également plus à même de repérer l’exception. Les passions signalent que l’humain réagit au désordre apparent et qu’il est donc attentif « aux ordres observables dans la nature » auxquels il confère une dimension morale. Rien de plus terrifiant que le chaos, il entrave toute idée de régularité, toute prévoyance et donc toute normativité. Il empêche en somme toute « représentation » du moi et du monde puisque rien n’a de stabilité, ni de visibilité, ni de consistance. 

« Il est empiriquement prouvé que les humains font effectivement usage d’un ordre naturel pour représenter un ordre moral, y compris lorsque l’ordre naturel n’a ni plus ni moins d’autorité que l’ordre moral dont il est supposé être le modèle et y compris lorsqu’ils peuvent trouver d’autres modèles, comme l’art, les mathématiques ou la technologie. Pourquoi ? ». Parce que les ordres naturels sont visibles (ruche, fourmilières, principes hydrauliques), multiples et créatifs. Or, justement, cette multiplicité engendre des normes qui se font concurrence ou entrent en contradiction les unes avec les autres. La nature est une Wunderkammer (un cabinet de curiosité), elle contient tous les ordres possibles : « La normativité, comme la nature, n’a pas besoin d’un ordre unique, elle a juste besoin d’une forme d’ordre ». La forme reste indissociable de l’apparaître qui est constitutif de notre appréhension du monde.  Bien qu’elle ne fasse pas référence au langage, Daston insiste sur notre accès au monde à travers la représentation qui se fait pour elle en images de surface. 

Le titre « Contre-nature » indique d’une part la valeur positive que nous attribuons à la nature en décriant ce qui nous apparaît comme « contre-nature ». Il montre aussi que les normes repérées dans la nature sont des choix et que ceux-ci pourraient être bien différents, entraînant d’autres normes, d’autres valeurs. De surcroît, le titre nous invite à recourir à la raison pour constater la non-objectivité des normes morales que nous tirons du choix d’un ordre plutôt que d’un autre. Plus que tout, l’humain veut repérer un ordre qui puisse le rassurer. Il y trouve l’illusion d’une « assiette ferme » comme l’écrivait Pascal, une façon de prévoir l’avenir, une attente légitime. Comme l’a écrit Daston ailleurs, à propos des philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles : « Tous s’accordaient cependant sur ce point : l’esprit normal, non corrompu par l’éducation ou les préjugés, lie les probabilités subjectives des croyances aux probabilités objectives des fréquences » (1).

Parallèlement, l’homme ne cesse d’œuvrer à l’altération de la nature, ne cessant de la modifier du microcosme au macrocosme. Il intervient notamment par l’ingénierie génétique dont il ignore (ou veut ignorer) les conséquences « naturelles ». Car avec la disparition de certains modèles d’ordre vivants disparaissent aussi un « ordre » au fondement des normes sociales (les abeilles, par exemple). Les formes vivent malgré nous mais nous avons besoin de croire en leur stabilité. Et notre propre contour (forme, Gestalt) n’est en dernière instance qu’une illusion nécessaire pour maintenir l’unité du « moi », sans laquelle nous sombrons dans la folie, hors-norme. On se souvient de Montaigne regardant son portrait en peinture (image, surface), sa « forme », et notant dans les Essais (III, xiii) : « J’ay des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente-cinq ans : je les compare avec celui d’asteure : Combien de fois, ce n’est plus moy ».

Chakè MATOSSIAN 

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(1)  Lorraine Daston, « L’interprétation classique du calcul des probabilités, Annales. Economies, sociétés, civilisations. 44e année, N. 3, 1989. pp. 715-731; https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1989_num_44_3_283618