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LIVRES – Les intérieurs aujourd’hui (Analyses, projets, usages)

Sous la dir. de Imma Forino, Anne Lefebvre,

Alexis Markovics, Annalisa Viati Navone

Les intérieurs aujourd’hui 

(Analyses, projets, usages)

Presses Universitaires du Septentrion, 2024, 

279 p., 26,00€

Notion polysémique, l’intérieur caractérise autant la spiritualité que la spatialité et, comme en témoignent les grottes ou les cloîtres, l’intérieur spatial favorise la méditation, le retrait. Certains auteurs de récits ont décrit leur lieu de vie comme un autoportrait (le célèbre Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (1763-1852) et plus près de nous Intérieur de Thomas Clerc), d’autres s’y enferment pour voyager (Bill Bryson). 

Odile Nouvel-Kammerer retrace l’histoire de la mise en image de l’intérieur qui, marquée d’abord par le sacré (description de la construction du Temple ordonné par Dieu à Moïse) et par la jonction du corps et de l’esprit (dans l’Annonciation, il y a la chambre de Marie et le corps de Marie comme lieu de conception), se matérialise peu à peu et se publicise au XVIIIe siècle en devenant le cadre d’une exhibition de soi dans un décor réalisé par un architecte. L’auteure signale combien la production industrielle déterminera les « vues d’intérieur » dont le succès s’accentue avec les expositions universelles. Deux mots du XIXe siècle permettent de garder l’ambivalence entre matériel et spirituel : « confort » (le « comfort » anglais signifie d’abord ‘consolation’) et « ambiance » (ce qui enveloppe, comme l’atmosphère, et produit un effet sur le psychisme).  

Plusieurs essais se rapportent à la théorie de l’architecture en Italie et à l’influence allemande. Imma Forino examine la fin des années 40 marquée par les propos de Bruno Zevi et Giulio Carlo Argan pour qui « l’architecture n’existe que par un espace interne ». Selon Forino, la représentation de l’intérieur dépend du climat socio-culturel qui est aujourd’hui marqué par le pouvoir des médias et le nomadisme professionnel engendrant une « agoraphilie ». Prenant en considération le contexte culturel de l’époque, Alexis Markovics et Annalisa Viati Navone décrivent minutieusement les intérieurs sensuels pour célibataire que Giulio Minoletti (1910-1981) avait réalisés pour son client et ami Paolo Hasenmajer. De leur côté, Marta Averna et Roberto Rizzi redessinent et reconstruisent avec leurs étudiants une « maquette à l’échelle » à partir de plusieurs projets parmi lesquels le décor futuriste de Giacomo Balla. Ils cherchent  la dynamique interne à la constitution des formes afin de saisir ce qui donne vie aux choses et envisagent l’intériorité à partir de trois « matériaux principaux » dans leur rapport avec la perception, à savoir l’espace, les marges et les équipements. 

La coquille fait partie de la pensée baroque. Or, l’architecture commence par l’ameublement et procède à la manière d’une coquille se développant autour de l’individu en s’extériorisant au fur et à mesure. Annalisa Viati Navone repère l’application du baroque dans le travail de l’architecte et designer milanais issu d’une famille noble, Luigi Caccia Dominioni (1913-2016). Ce défenseur de la culture humaniste, contemporain des réflexions sur la Gestalt et donc attentif à la perception des formes, allie les formes courbes et angulaires, joue sur l’oblique et les formes « glissantes », travaille l’intérieur comme de l’urbain, de façon baroque. L’urbanisme et la construction peuvent être intimement entrelacés à des questions politiques épineuses, comme le révèle l’étude que Benoît Carrié consacre à la construction de l’ambassade de France en Sarre en 1955, réalisée dans un contexte culturel d’avant-garde où s’impose la « synthèse des arts ». Sous la houlette de Georges-Henri Pingusson (1894-1978), la conception de l’ambassade répond à la volonté d’une mise en scène du pouvoir intrinsèque à la « représentation » diplomatique.

Les revues muséales françaises occupent l’étude de Nathalie Simonnot qui analyse l’iconographie de trois d’entre elles pour souligner leur rôle dans la reconstruction des musées après la seconde guerre mondiale où il fallait, en France comme en Allemagne et en Italie, définir une « nouvelle politique culturelle ». Ces revues ont eu une portée théorique, didactique, pratique, grâce aux dessins techniques et aux descriptions détaillées des objets de l’aménagement (matériaux, éclairage, vitrines, étagères…). A travers leurs photographies au cadrage répétitif, les photographies témoignent des intérieurs qui, aujourd’hui, ont disparu au bénéfice de visions complètement différentes de l’espace muséal. Étudiant l’enveloppe architecturale du musée et la structure de ses espaces intérieurs, à travers deux exemples contemporains : le musée régional de Narbonne antique (NarboVia) (1) et le pavillon de la Suède à l’Exposition universelle de 2020 à Dubaï, Marina Khémis souhaite pour sa part « démontrer combien architecture et muséographie, récit et scénographie gagnent à ne faire qu’un et être pensés de concert ». Le musée de Narbonne s’inspire de la villa romaine alors que le pavillon de la Suède fait vivre l’image de la forêt. Ils constituent deux exemples où scénographie et architecture « deviennent indissociables et consubstantiels ».

Au plus près du corps, Michela Bassanelli examine les « dispositifs textiles » en tant que première enveloppe et forme mobile de délimitation spatiale créées par l’homme, ce que signale l’étymologie de « habitare » liée autant à la position qu’au vêtement, (de même « mur » et « robe » en allemand Wand /Gewand)  : « il suffit d’un tapis et d’une limite créée par des pieux pour identifier un espace de vie », écrit l’auteure qui observe comment des architectes de renom, italiens et allemands du début du XXe siècle, ont vu dans les tissus une façon d’apporter et d’innover des « valeurs spatiales », jusqu’à penser ensemble l’habit et l’habitation. Ainsi l’architecte Mario Tedeschi conçoit-il, en 1948, la maison comme étant « endossée » à la façon d’un vêtement. Grâce au rideau, la séparation entre intérieur et extérieur demeure mobile, le tissu filtre, produit un agencement spatial, confère de la mollesse parfois et peut même nous faire s’envoler à défaut de nous élever (le Tapis volant (1974) d’Ettore Sottsass (1917-2007))

C’est à la manière d’un habit fait sur mesure que l’architecte Jérôme Vinçon a construit les « micro-espaces » dont il présente ici trois réalisations : une maison secondaire de 45m2, un studio de 25m2 et une maisonnette de 10m2. Refusant le modèle de la capsule spatiale (angoissant) tout comme l’effet « maison de poupée », Vinçon s’attache à ouvrir l’espace en usant d’artefacts. Il brouille les cloisonnements non seulement dans la construction mais aussi dans les disciplines, car l’architecte se fait ici designer, ensemblier, décorateur, scénographe. 

Spécialistes d’esthétique et neurosciences, Charlotte Poupon s’intéresse aux micro-espaces militaro-scientifiques sans extérieur : le vaisseau spatial, le sous-marin nucléaire, les bases en Antarctique (-98°) où les personnes en mission vivent volontairement dans des conditions extrêmes menant au stress et à des troubles consécutifs. Selon la théorie de l’ « enaction », l’individu est façonné par son environnement qui a des répercussions sur sa sensorialité. Il s’agit donc pour la chercheuse d’évaluer au moyen de tests les altérations des perceptions sensorielles : elles touchent principalement la vue et l’odorat. Grâce à ces indices, le designer peut travailler en vue d’ atténuer l’écart entre l’individu et son environnement.

Le monde virtuel n’offre-t-il pas l’espace « intérieur » dans lequel les jeunes des « générations digitales » trouvent une nouvelle forme d’intimité ? demande Nadja Monnet qui travaille la question avec ses étudiants. Ceux-ci voient le smarphone comme extension du corps, ils habitent le numérique et en sont habités. Monnet  rappelle l’observation de Michel Serres selon qui l’espace topologique de voisinages s’est substitué à l’espace métrique. Cela n’empêche pas la « chambre » de continuer à jouer un certain rôle mais son style décoratif dépend lui aussi du monde virtuel puisque c’est là qu’il est visualisé. Sous la pression des influenceurs, le design d’intérieur doit être « instagramable », comme le montre Pamela C. Scorzin dans son étude dénonçant l’uniformité et la normalisation mondiales de cet intérieur visible en image. Les distinctions entre professionnel et amateur se trouvent bousculées et la prédominance des femmes ravive le cliché associant celles-ci à l’intérieur. Le design d’intérieur instagramé doit son succès à la séduction de l’image, il utilise la vie privée comme une
« arène de mise en scène » et devient une vitrine publicitaire d’objets consommables vantés par des ‘story-telling’. En dernière instance, le design d’intérieur s’est transmuté en scénographie et il incombe aux professionnels d’en tenir compte, avertit l’auteure. 

Cet ouvrage collectif défend la complexité de la notion d’intérieur, il cherche à mettre en évidence de multiples interactions plutôt que des divisions, privilégie les « interstices » plutôt que les « parois », selon les termes de Markovics. Il aborde et absorbe tout ce qui du « dedans » ressortit à l’intangible. 

Chakè MATOSSIAN 

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(1) L’objectif du musée est de donner une place centrale à « l’ensemble exceptionnel et unique de blocs lapidaires, issus des nécropoles et monuments de la première capitale romaine en Gaule, Narbo Martius. Dans l’Antiquité tardive, à la faveur de la christianisation, la totalité de ces édifices païens ont été détruits et utilisés comme carrière pour construire les enceintes extérieures de la ville, qui, au XIXe siècle, sont à leur tour en partie détruites. Plus de 1500 blocs sculptés de bas-reliefs ou épigraphiés seront sauvegardés et entreposés pendant plus de cent ans dans une église désacralisée de la ville ». Les blocs lapidaires de Narbonne auront eu plus de chances que les « khatchkar » (stèles funéraires gravées) arméniens dont le Président Aliev poursuit aujourd’hui avec acharnement la destruction dans l’Artsakh. Pour rappel : tout le cimetière de Djoulfa a été détruit entre 1998 et 2005. 

Éditorial