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LIVRES – Vieux, un Grec ne peut pas l’être

Véronique Boudon-Millot

Vieux, un Grec ne peut pas l’être

(Suivi de la première traduction française du traité de Galien, 

Sur la santé, livre V)

Paris, Les Belles Lettres, 2023, 

372 p., 19,00€

Véronique Boudon-Millot, spécialiste du médecin grec Galien (129-201), a choisi pour titre de son livre une phrase du Timée de Platon et elle s’en explique dans le livre.  Boudon-Millot s’intéresse ici à la manière dont l’Antiquité traite la vieillesse dans les livres de médecine et de philosophie. Elle démontre que l’Antiquité grecque ne pense pas la vieillesse isolément mais bien comme processus de vieillissement, le « vieillir ».  Gèras, la personnification de la vieillesse (comme Eros l’est de l’amour, Kratos du pouvoir et Ploutos de la richesse) s’avère chargée mythiquement et symboliquement. Elle est descendante de la Nuit qui a engendré de nombreuses calamités dont la Famine. Au contraire des mortels périssables car composés des quatre éléments et nourris des fruits de la terre, les dieux, eux, nourris de nectar et d’ambroisie, ne vieillissent pas. 

L’auteure creuse la signification de l’expression « au seuil de la vieillesse » et montre que le terme « seuil » (oudos) désigne à la fois une entrée et une sortie, engendrant l’image d’un espace relevant du vestibule menant à la mort. Si les variations individuelles (le vécu, le régime, les habitudes) empêchent d’assigner un point de départ, un commencement de la vieillesse, il n’en demeure pas moins que la dépendance constitue pour les Grecs l’entrée dans la vraie vieillesse, qu’elle est « le pire des maux » duquel les préceptes formulés par les médecins visent à nous éloigner. Le vieillissement apparaît « comme un mouvement continu et progressif, susceptible d’accélérations et de ralentissements, selon la destinée de chacun ». Certains vieillissent en bonne santé (« vieillard encore vert »), d’autres, à cause de leurs chagrins sont « vieux avant l’âge ». Aussi, la question de savoir à quel moment commence la vieillesse est-elle aporétique, comme le montrera le médecin grec Galien (129-201) né à Pergame et dont Boudon-Millot offre en annexe la traduction en français du livre V du traité Sur la santé.

La jeunesse éternelle ne concerne que les dieux et Galien se moque de ceux qui promettent l’absence de vieillesse : les êtres engendrés vieillissent inéluctablement. Quels sont les signes du vieillissement ? Tous s’expliquent par les modifications du mélange des quatre éléments et des humeurs qui ne sont plus équilibrés (eau, terre, air, feu / l’humide, le sec, le chaud et le froid) et qui varient selon les tempéraments. L’auteure repère dans les textes les signes visibles mais incertains de la vieillesse, car ces signes peuvent exister chez une personne jeune atteinte d’une maladie : la canitie (blanchissement des cheveux), la calvitie, la peau ridée et tachetée (qui donne lieu à un usage des cosmétiques, surtout chez les femmes), l’asthénie (ou faiblesse généralisée), la lenteur. La vieillesse est un processus qui se remarque par la présence de plusieurs de ces signes, mais qui reste mystérieux dès lors que certains vieillissent plus vite que d’autres. Pourquoi ?  Comme pour les plantes, il y a la qualité du terrain. Mais plus que le modèle végétal c’est le « modèle humoral » qui prédomine (sang, phlegme, bile jaune et bile noire) et que vient supplanter « celui des qualités (chaud, froid, sec et humide) qui va servir de cadre aux philosophes et aux médecins pour penser le vieillissement ». En majorité, les médecins s’accordent pour rattacher la vieillesse au froid mais ils divergent quant aux qualités qui s’y associent (humide ou sec : c’est finalement le froid sec qui l’emportera, avec Galien). Comme le montre Boudon-Millot, la ménopause ou le nombre d’accouchements ne sont pas pris en compte dans le vieillissement de la femme : « les médecins antiques ont d’abord pensé le vieillissement selon ce corps commun, non genré, et n’ont fait intervenir que de façon secondaire les traits spécifiquement féminins ou masculins ». Les uns expliquent le vieillissement par le dépérissement (Platon), d’autres par la consomption ou auto-destruction de la chaleur interne (Aristote), ou encore l’assignent au « marasme » que Galien définit comme « la destruction du corps vivant sous l’effet de la sécheresse ».
Chercher la cause et les différentes formes du marasme permet de le guérir ou de le traiter. Il y a une distinction entre « la vraie vieillesse physiologique » incurable, et la « vieillesse par maladie » marquée par un affaiblissement généralisé, ou un type de marasme qui peut survenir chez des personnes plus jeunes. Dans le cas du vieillir, incurable, le médecin apporte l’art de la « gérocomie » (le chapitre 8 lui est consacré), « partie de la médecine dédiée aux soins du vieillard » (massage, régime alimentaire, bains chauds…), dont le fondement galénique reste la diététique. Consacrant un chapitre à la gérocomie, l’auteure la sépare radicalement de la gériatrie que les Grecs ne distinguaient pas dans la médecine, dès lors que les maladies étaient communes à toutes les générations et que, il faut y insister, « la vieillesse n’est pas une maladie ». Aussi l’Antiquité n’exclut-elle pas la vieillesse de la société active. Il faudra attendre l’hospice du moyen-âge, ancêtre de l’Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), pour que les personnes âgées soient écartées du monde actif. La gérocomie vise à prévenir et ralentir le vieillissement. Quoi qu’il en soit, pour les auteurs de l’Antiquité, même si l’affaiblissement caractérise les deux états, vieillesse et maladie se distinguent radicalement : la première est inévitable et naturelle, la seconde réversible. Il y a une « santé » du vieillard (et des maladies de la vieillesse), que Galien nomme « santé sénile » et qu’il définit comme capacité à garder avec moins de vigueur les fonctions en activité (voir, entendre, marcher…) : « être exempt de maladie pour des vieillards existera tout à fait, tandis que posséder des fonctions aussi vigoureuses que ceux dans la force de l’âge n’existe pas ». Le processus du vieillissement est influencé par le milieu, le climat qu’il faut équilibrer : Puisqu’ils sont froids et en putréfaction, « les vieillards vieilliront donc mieux au soleil » (ce que les plus aisés font aujourd’hui), de même que dans les lieux « aérés » (quel que soit l’âge, il importe de respirer le meilleur air et de boire les meilleures eaux). Certains médecins notent que le froid conserve. De ces avis partagés il ressort qu’il ne faut pas contrarier la nature, trouver et garder un équilibre grâce à un « régime »  – (nourriture, « peu manger pour bien vieillir », exercice physique, activité intellectuelle mais aussi entretenir des contacts sociaux, discuter entre amis, être aux côtés des plus jeunes) – que les conditions socio-économiques aident à maintenir : de fait, l’homme libre, le serviteur, l’esclave ou le paysan et les femmes, n’ont pas accès de la même manière aux soins, aux aliments ou aux remèdes. Comme le rappelle Boudon-Millot, Céphale, discutant avec Socrate, admet que l’aisance matérielle offre une sérénité à la vieillesse, à condition toutefois que l’homme soit raisonnable, sensé.  Pas d’excès : « Dans les exercices, lorsqu’on commence à se fatiguer, se reposer immédiatement dissipe la lassitude », écrit Galien à propos du travail intellectuel, ce que confirme aujourd’hui une étude scientifique citée par Boudon-Millot. S’appuyant sur Erasistrate (IIIe s. av. J.-C.), Galien prône l’apprentissage de l’étude dès l’enfance en vue d’en acquérir l’habitude : « plus on aura pris l’habitude d’étudier tôt dans sa jeunesse et moins on se fatiguera dans sa vieillesse ». Niveau culturel et régime équilibré vont de pair, tout comme la richesse et le pouvoir. Boudon-Millot repère dans les textes les observations critiques des régimes selon les professions : artisans, esclaves, soldats, athlètes, gladiateurs. En somme chez Galien comme chez d’autres auteurs, le corps apparaît comme un tempérament individuel, lié aux habitudes et à l’environnement, et pour lequel il faut chaque fois trouver l’équilibre des humeurs, tout au long de la vie. La bonne mesure, c’est-à-dire ni excès ni abstinence, doit dominer les fonctions vitales qui restent actives dans la vieillesse :
alimentation, sommeil et sexualité. Relativement à cette dernière, l’auteur montre bien la séparation de la médecine et de la morale, à la différence de ce qui se passe de nos jours avec les « injonctions normatives à ‘bien vieillir’ » et les culpabilisations qui leur sont sous-jacentes : « la médecine antique est une médecine du ‘sur-mesure’, basée sur la seule responsabilité individuelle, dont le maître mot reste le suivant : en toute chose, éviter les excès ». On rappellera l’importance des  maximes auxquelles tenaient les Grecs, « rien de trop », Μηδὲν ἄγαν (mèdèn agan) et en toutes choses la bonne mesure, Παν μέτρον άριστον (pan metron ariston).

C’est la discipline observée tout au long de la vie qui « devait garantir à chacun de vieillir sans maladie ni médicaments, le meilleur remède, comme l’écrit l’encyclopédiste latin Pline l’Ancien, étant la volonté humaine ». En examinant la question de la vieillesse sous l’angle de la médecine antique, Véronique Boudon-Millot permet de regarder avec une autre lentille le traitement contemporain de la vieillesse dans le monde médicalisé et publicitaire de l’Occident qui a déjà mis en route des programmes transhumanistes. Discipline et volonté ne suffisent cependant pas, car l’environnement et les événements vécus peut devenir source d’une accélération du vieillir : famine, inquiétude, souffrance collective. Autant dire que sous l’angle de la médecine grecque de l’Antiquité, les conditions pour bien vieillir des Arméniens de l’Artsakh sont aujourd’hui anéanties. Parmi les calamités subies (et organisées) a surgi la famine que les Grecs nommaient limos.  Par homophonie, ils avaient créé un jeu de mots et l’associaient à la pestilence, à la peste, loimos (1).  Contre la peste, Galien recourt à un médicament provenant d’Arménie : il n’y a qu’un « seul remède efficace contre le loimos » selon lui, c’est une préparation « à base de terre d’Arménie » (2). 

Chakè MATOSSIAN 

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(1) Jacques Jouanna, « Famine et pestilence dans l’Antiquité grecque : un jeu de mots sur limos /loimos », in L’homme face aux calamités naturelles dans l’Antiquité et au Moyen Âge, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2006. En ligne sur Persée.

(2)  Véronique Boudon-Millot, « Les Anciens face à une maladie nouvelle : de la peste d’Athènes à la peste antonine », https://www.ens.psl.eu/actualites/les-anciens-face-une-maladie-nouvelle-de-la-peste-d-athenes-la-peste-antonine. Voir également Jacques Jouanna, « L’historien Thucydide vu par le médecin Galien », in: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 155e année, N. 3, 2011. pp. 1443-1465 : « Dans le traité pharmacologique Sur la faculté des médicaments simples (IX, c. 1, Kühn 12, 191, 8-13), Galien parle d’un médicament provenant d’Arménie dont il vante l’utilité lors de la peste qui sévit de son temps ». Pour la présence de la médecine grecque et de Galien dans la médecine de l’Arménie médiévale, cf. Stella Vardanyan, « La médecine dans l’Arménie médiévale »in Les arts libéraux et les sciences dans l’Arménie ancienne et médiévale, sous la dir. de Valentina Calzolari, Paris, Vrin, 2022 (notre compte-rendu dans NH, 16 mars 2023).