LIVRES – Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme ?

Kristen Ghodsee

Pourquoi les femmes ont
une meilleure vie sexuelle sous le socialisme. Plaidoyer pour l’indépendance économique

Trad. de l’anglais (États-Unis) par C. Nordmann et L. Raim

Lux éditeur, Montréal, Collection poche «Pollux», 2024, 

255 p., 10,00€

Spécialiste des pays de l’Est, particulièrement de la Bulgarie, Kristen Ghodsee enseigne à l’Université de Pennsylvanie (Etats-Unis). A la chute du Mur, elle a 19 ans et 21 lorsque l’Union soviétique « implose ». Le livre paru aujourd’hui en collection de poche et traduit en français relève plutôt du pamphlet, il s’adresse à un très large public et n’a aucune prétention à la thèse scientifique. Ghodsee ne fait pas mystère de ses préférences, elle se situe du côté de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez. Elle cherche ici à convaincre les jeunes états-uniens et l’ensemble des femmes américaines de voter à gauche, de prendre en considération les bons aspects du « socialisme » afin que ce qui reste de la démocratie ne se transforme pas en ploutocratie. 

La vision de Ghodsee semblera très américaine aux lecteurs francophones européens (notamment français ou belge) tant il va de soi pour eux que les citoyennes et citoyens puissent bénéficier de congés de maternité et parentaux, de crèches, de services de santé et autres droits sociaux. Mais les droits acquis ne le sont jamais pour toujours, comme l’ont récemment montré les revirements sur le droit à l’avortement dans certains États. Après tout, le droit de vote accordé aux femmes n’est pas si ancien et, comme le dénonce Ghodsee, il existe aujourd’hui des politiques aux E-U qui en proposent l’abrogation.

L’accroche du titre révèle aussi une tendance très américaine à tout concentrer sur le sexe et l’argent alors que l’expression « meilleure vie sexuelle » ne signifie rien de précis, un peu comme le « bonheur » dont le contenu diffère pour chacun mais que tout le monde recherche.  Ce sont des mots qui séduisent et font vendre (des produits pharmaceutiques, des drogues, des livres…).

Ghodsee critique le capitalisme américain qui inclut les relations sexuelles dans la marchandisation dont le mariage est l’une des formes. On se rappellera à ce propos que l’anarchiste Proudhon (1809-1865) qualifiait le capitalisme de « pornocratie » et que Jean Baudrillard (1929-2007) avait magistralement analysé le capitalisme sous l’angle de la séduction. L’auteure propose de s’inspirer des politiques socialistes des pays de l’Est pour améliorer le sort des femmes.   

Dans ce livre d’opinion, Ghodsee rattache l’amélioration de la « vie sexuelle » de la femme à son indépendance financière et à l’existence de services sociaux qui la libèrent des tâches imposées par la mentalité patriarcale : maternité, corvées ménagères, univers domestique. Elle rappelle les idées égalitaires des socialistes utopiques saint simoniens, celles de Prosper Enfantin, Mary Wollstonecraft et John Stuart Mill, ou encore Charles Fourier qui demandait aux sociétés avancées de libérer les femmes du carcan du mariage où elles étaient traités comme un bien meuble du père ou du mari. Elle convoque Flora Tristan pour qui la relation mari/femme reproduit celle du bourgeois envers le prolétaire, de même qu’August Bebel et Friedrich Engels défendant un retour aux sociétés des chasseurs-cueilleurs qu’ils imaginaient matriarcales et dont ils attribuaient la disparition à l’advenue de l’agriculture sédentaire accompagnée de la propriété. 

Ghodsee souligne que les pays de l’Est, à l’époque du rideau de fer, avaient valorisé le travail des femmes dans tous les secteurs, qu’ils avaient offert un accès aux études à tous, éliminé l’analphabétisme et l’illettrisme. Elle ne nie évidemment pas (comment le pourrait-elle ?) que les femmes, alors surnuméraires – (l’auteure ne communique pas les chiffres : en 1961 les femmes sont 20 millions de plus que les hommes en Union Soviétique) – ont servi à combler un manque criant de main d’œuvre et qu’elles n’étaient pas très nombreuses au Politburo. Ghodsee met surtout en avant des cosmonautes, des grutières souriantes, les femmes dans l’armée soviétique, les « vaillantes antifascistes », les femmes pilotes de bombardiers. Le « système communiste célébrait le travail des femmes », affirme-t-elle, en passant vite sur les files d’attente pour la nourriture élémentaire et sans mentionner les plans de débrouille qu’il fallait inventer pour obtenir quelques produits de qualité ou de nécessité comme des savons, des serviettes hygiéniques, etc. Elle ne dit rien sur l’alcoolisme dont les statistiques étaient occultées (aux prix parfois de l’élimination physique des statisticiens), comme le montre l’étude d’Alain Blum (1), et qui avait donné lieu à la création de « cellules de dégrisement » (2) pour les hommes comme pour les femmes. André Pierre, en 1961, avait peint ‘sur le motif’ la vie des femmes au quotidien telle qu’elle se passait à l’Est (3), son témoignage reste éclairant.

Ghodsee livre quelques notes biographiques de politiciennes féministes accédant au pouvoir (Ana Pauker [née Hannah Rabinsohn], Rosa Luxembourg , etc.)  et met en valeur une femme tout à fait hors du commun, Alexandra Kollontaï (1872-1952), la « Walkyrie de la Révolution » comme la nommait Hélène Carrère d’Encausse dans le livre qu’elle lui avait consacré (4). Issue de la noblesse mais adhérant au marxisme, sa lutte féministe très déterminée, sa vie tumultueuse, n’auront pas toujours plu aux camarades masculins et ce qui lui vaudra quelques détours internationaux. Elle est casée en Norvège comme ambassadrice et apparaît dès lors comme l’une des premières femmes à occuper cette fonction. Son engagement admirable dans la lutte pour les droits des femmes (5) ne l’empêche malheureusement pas de tenir des propos en accord avec le stalinisme. Elle approuvait ainsi la qualification de « déserteurs » pour les prisonniers de guerre soviétiques qui étaient liquidés lorsqu’ils rentraient au pays.

Il y a donc bien eu quelques atrocités, des camps, des Goulags, mais cela n’empêche pas, affirme Ghodsee, d’aller chercher ce qui pourrait nous convenir dans le système socialiste. Elle découvre deux idées qui mériteraient d’être « sauvées », à savoir « l’importance accordée à l’indépendance économique des femmes et le principe selon lequel les relations intimes devraient être exemptes de toute considération financière ». En conséquence, « Même si ces politiques n’ont jamais été menées à terme et qu’elles étaient souvent motivées par les impératifs du développement, le résultat est net : les femmes étaient moins dépendantes des hommes et donc plus en mesure de quitter des relations insatisfaisantes que leurs homologues de l’Ouest », la sexualité n’est pas vendue mais partagée.  

Pour faire comprendre combien l’économie pénètre les relations intimes, Ghodsee fait appel à une étude de Roy Baumeister et Kathleen
Vohs qui analyse les relations hétérosexuelles selon les lois du marché. La théorie économique du sexe  « pose que, pour comprendre les premiers temps d’une relation entre un homme et une femme – l’approche et la séduction –, il faut les replacer dans le cadre d’un marché où les femmes vendent du sexe tandis que les hommes l’achètent au moyen de ressources non sexuelles ». En échange d’un accès exclusif à une femme, les hommes procurent à celle-ci des faveurs, la protection, des diplômes, une promotion, de l’argent. Nous pouvons dès lors souligner que d’autres facteurs que l’argent entrent en considération pour expliquer le rapport de dépendance, lequel ne manquait pas de s’exercer dans les pays socialistes. L’on signalera, entre autres, l’emprise du pouvoir soviétique sur le corps des gymnastes féminines (6).  

Ghodsee ne cherche pas à recréer le socialisme des pays de l’Est, mais de s’en servir pour examiner l’empreinte néfaste du capitalisme sur nos vies intimes : « il ne s’agit pas ici de faire l’éloge des régimes socialistes passés ou de suggérer qu’il faudrait y revenir. Mais en nous intéressant à des sociétés où les forces de marché étaient moins puissantes, il est possible de mieux comprendre comment le capitalisme affecte nos expériences les plus intimes ». Il reste à savoir comment échapper à la fois à l’emprise de l’économie sur le sexe et à un régime autoritaire.

Comme beaucoup, l’auteure voit dans les pays scandinaves un modèle idéal en ce qu’ils apportent une « alternative humaine au capitalisme néolibéral » : « le Danemark, la Suède et la Finlande ont maintenu des dépenses publiques généreuses, financées par les industries nationales et un impôt progressif, malgré la pression mondiale en faveur du néolibéralisme », écrit Ghodsee, passant ainsi sous silence l’impôt des personnes physiques qui est, au Danemark, le plus élevé d’Europe (55,9%) (7). 

Selon Ghodsee : « Dans les pays moins égalitaires [que le Danemark], les femmes savent que, pour elles, les relations sexuelles peuvent être un levier de mobilité sociale – selon le fantasme illustré par le conte de Cendrillon » (Ghodsee oublie ici que Cendrillon n’est pas une souillon mais bien la fille unique du roi et que l’histoire signifie, entre autres, qu’elle récupère la place qui lui revient). Déplorant l’inégalité dans l’accès des femmes aux postes de dirigeants, Ghodsee soutient la mise en place des quotas. 

Il reste que, selon nous, le nœud de la question n’est pas l’argent mais le pouvoir. Si l’argent procure assurément un pouvoir, le pouvoir ne saurait se réduire à l’argent. Tant que persistent la volonté de pouvoir, la jouissance du pouvoir, l’amour, l’admiration et la valorisation du pouvoir, la servitude se maintiendra. 

Chakè MATOSSIAN 

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(1) Alain Blum, « Politiques du secret et inefficacité politique. Le traitement de la mortalité en URSS (1959-1985) », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2018/1 (N° 1), p. 127-173. https://www.cairn.info/revue-d-etudes-comparatives-est-ouest-2018-1-page-127.htm  

(2) Le lecteur peut en découvrir quelques photos sur le site https://fr.rbth.com/histoire/83624-russie-urss-alcool-alcoolisme

(3) Voir la recension de l’ouvrage d’André Pierre parue dans le Monde diplomatique en 1961, https://www.monde-diplomatique.fr/1961/03/TATU/24137

(4) H. Carrère d’Encausse, Alexandra Kollontaï : La Walkyrie de la Révolution, Fayard, 2021.

(5) En 1954, André Pierre avait esquissé son portrait dans un article du journal Le Monde diplomatique, https://www.monde-diplomatique.fr/1954/05/PIERRE/21163

(6) Lucie Kempf écrit dans le chapitre intitulé La fabrique des « poupées russes » et le mythe déconstruit de la supériorité du régime où elle montre l’élimination de la puberté pour maintenir le corps de fillette des gymnastes : « Maria Filatova, double championne olympique au concours par équipe en 1976 et 1980, mesurait à quinze ans 1,36 mètre et pesait trente kilogrammes ».  In :  La fabrique de l’homme nouveau après Staline : Les arts et la culture dans le projet soviétique [en ligne]. Presses universitaires de Rennes, 2016. Disponible sur Internet :  https://doi.org/10.4000/books.pur.46150.

(7) Euronews chiffres 2023 : Le Danemark (55,9 %), l’Autriche (55 %), le Portugal (53 %), la Suède (52,3 %) et la Belgique (50 %) figurent parmi les pays où les taux d’imposition sur le revenu des personnes physiques sont les plus élevés.

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